« Plus une chose est noble, plus elle est universelle.[1] »
Maître Eckhart
L’apparition de la carte à jouer en France
On trouve le premier texte relatif aux cartes dans les minutes d’un notaire de Marseille, Laurent Aycardi, le 30 août 1381.
Quelques dates significatives
1382 : Ordonnance du magistrat de Lille interdisant le jeu de cartes.
1398 : Ordonnance du Prévôt de Paris, interdisant aux gens de métier de jouer, les jours ouvrables, à différents jeux, notamment aux cartes.
1582 : Première mention de la profession de cartier dans les rôles des corporations parisiennes.
1583 : Suppression des droits de sortie, mais imposition de toutes les cartes fabriquées en France. Contrôle par les receveurs des marques imprimées sur les enveloppes des jeux. En 1584, la ferme des droits sur les cartes est concédée à Antoine-Erigallot. La levée de ces droits ayant été empêchée par les guerres, Henri IV confirme l’obligation de l’impôt en 1605, puis en 1607.
1594 : Les maîtres cartiers, fabricants de cartes, tarots, feuillets et cartons s’érigent en une même communauté. Leurs statuts, autorisés le 12 juillet 1594, sont confirmés par le roi en octobre.
1681 : Arrêt du Parlement spécifiant que les « cartiers, tarotiers, feuilletiers et cartonniers ont droit et possession d’acheter et vendre toutes sortes de papiers ».
1816 : Les cartiers sont autorisés à « faire usage de papiers tarotés ou de couleur pour le dessus des cartes ».
1832 : De La Rüe, cartier à Londres, dépose un brevet pour un procédé permettant de colorier les cartes avec les couleurs à l’huile s’appliquant au moyen de planches et de la presse typographique. En France, ce procédé ne sera couramment utilisé qu’après 1850 environ.
1850 : Les moules sont gravés sur acier et multipliés par la galvanoplastie. Le moulage se fait sur presses mécaniques, à l’encre d’imprimerie.
1945 : Suppression de la Régie des cartes à jouer.
L’origine des cartes
Le jeu de cartes semble apparaître en Chine au xe siècle de notre ère. Rémusat découvrit dans une encyclopédie, la T’su-shu-chi-ch’eng, que l’empereur Mu Tsung possédait des cartes en l’an 969, y jouait régulièrement et avec grand plaisir. Les premières cartes chinoises ne furent peut-être, à l’origine, qu’une imitation en carton des pierres, des dés ou des dominos. Gérard Van Rijnberg[2] avance l’hypothèse d’une diffusion des cartes par les Tartares qui, après avoir conquis la Chine en 1215, envahirent la Russie vers 1238. De là, les cartes se propagèrent dans toute l’Europe. Mais on peut également supposer que leur expansion se fit par l’intermédiaire des grands aventuriers et voyageurs de cette époque, qui permirent dès le xiiie siècle aux banquiers et aux marchands vénitiens de développer le commerce avec la Chine. Ainsi pourquoi ne pas imaginer qu’un homme comme Marco Polo, qui résida quelque seize ans à la cour de Kubilay Khan, ait ramené de ces lointaines contrées un jeu inédit, inconnu en Europe ? En changeant de continent, ce jeu aurait pris peu à peu une forme adaptée à notre culture et à nos mœurs ; d’autant que tous les grands spécialistes de l’histoire des cartes s’accordent à dire que les tarots firent leur apparition en Italie, plus précisément à Venise.
Dans le dernier quart du xive siècle, les cartes étaient bel et bien présentes à Venise : on les appelait Naibbes ou Naïbi, termes que l’on retrouve encore dans le mot Naipes, encore utilisé de nos jours par les Espagnols. À cette époque, il existait une corporation d’imagiers, ou peintres d’images, qui réalisaient à la main, sur parchemin ou sur carton, les sujets religieux et profanes très prisés par le peuple : les trois vertus théologales, les quatre évangélistes, les péchés capitaux, les cinq sens, les Muses, etc. Les Italiens réunirent toutes ces images en une sorte de jeu des sept familles, tout d’abord destiné à l’instruction et à l’amusement des enfants, qui aboutit aux Naïbi. On y retrouve tous les symboles de la condition humaine : le mendiant, le serviteur, le valet, le chevalier, le pape, le roi, l’empereur, le docteur, le juge, etc. Nous ne sommes pas loin des tarots.
Les tarots
L’origine du mot est tout aussi obscure et mystérieuse que celle du jeu lui-même. Court de Gébelin pensait qu’il dérivait de deux termes égyptiens : tar « voie » et ro « roi » ou « royal ». Le tarot serait donc la voie royale ou la voie du roi, celle qui fait d’un homme du vulgaire un initié. On a également rapproché le mot du nom de la loi juive, Tora, ou des termes latins rota « roue de l’existence » et orat, qui signifie « il prie ». Quoi qu’il en soit, le dictionnaire de l’Académie française définit les cartes tarotées comme « des cartes dont le dos, ou revers, est marqué de grisailles en compartiments ». C’est donc peut-être tout simplement par analogie que les tarots sont ainsi dénommés…
Le jeu de tarot
La composition du jeu de tarot, qui comporte 78 cartes ou lames, est restée immuable depuis son apparition au xvie siècle. Elle se décompose de la façon suivante :
- 56 cartes ordinaires divisées en 4 couleurs de 14 cartes chacune, comprenant 10 cartes numérales (du 1 au 10) et 4 figures appelées têtes ou honneurs (roi, dame, cavalier, valet) ;
- 21 atouts ou triomphes, numérotés de 1 à 21 ;
- un atout spécial sans numéro, appelé en Français Fou, Excuse ou Mat.
Le jeu de cartes ordinaire, qui en contient 52, est en fait composé de 56 arcanes mineurs du tarot de Marseille, auquel on a ôté les cavaliers – confondus avec les valets. On a remplacé les enseignes (les symboles des couleurs) italiennes par les enseignes françaises : Ainsi les Bâtons sont devenus des carreaux, les Coupes des cœurs, les Épées des piques, et les Deniers des trèfles.
Le saviez-vous ?
Enseignes italiennes Enseignes françaises
Bâtons Carreaux
Coupes Cœurs
Épées Piques
Deniers Trèfles
Nous verrons plus loin que les tarots les plus prestigieux et les plus anciens viennent d’Italie. Ils ont conservé les enseignes de leur pays, de même que le tarot de Marseille, dont les arcanes mineurs sont des coupes, des bâtons, des deniers et des épées.
Le tarot, point de convergence de différentes traditions
Le tarot, avec surtout ses 22 atouts ou arcanes majeurs, continue de susciter bien des curiosités, tant chez les occultistes que chez les universitaires. Les symboles du tarot étonnent, questionnent, soulèvent autant de désirs que de répulsions. Pourquoi cette lune ou ce soleil, cette tour foudroyée et ce drôle de pendu ? Par-delà ce foisonnement de réactions extraordinaires, il reste la certitude que les 22 atouts du tarot procèdent d’une iconographie à la fois médiévale et chrétienne, humaniste et antiquisante.
En 1966, Gertrude Moakley a publié à New York un essai sur le tarot des Visconti-Sforza, où elle explique notamment que les images des 22 atouts représentent les figures d’un défilé triomphal comme on avait coutume d’en voir à Milan, Venise, Ferrare, et dans toute l’Italie[3]. Au Moyen Âge, le triomphe (trionfo en italien) désignait tout cortège en mouvement, tout défilé réunissant des figures tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament, des fous, des géants, des déesses ou des dieux, des héros de la tradition chevaleresque ou courtoise, tout cela dans un joyeux délire de couleurs et de masques au milieu d’une foule en liesse !
Le tarot des princes et des artistes
Au Moyen Âge, on vit naître deux arts majeurs liés à l’écriture, la calligraphie et l’enluminure qui furent, du moins à leurs débuts, l’apanage des moines. Les enlumineurs étaient de véritables artistes, capables non seulement de réaliser des lettrines en feuilles d’or marquant le début des chapitres, mais aussi de reproduire et d’inventer des dessins de toutes sortes. Le motif était d’abord esquissé avec un poinçon, puis les détails étaient repris à la plume d’oie et à l’encre. Les contours en couleurs étaient exécutés à la plume. Seul « l’intérieur » se faisait au pinceau fin.
Le tarot de Charles VI
De nombreux auteurs situent l’origine de ce jeu en France, sur la foi d’une notice trouvée en 1392, dans les comptes de Claude Poupart, trésorier du roi Charles VI :
« Donné à Jacquemin Gringonneur, peintre, pour trois jeux de cartes et à diverses couleurs, de plusieurs devises, pour porter devers le dit Seigneur Roi, pour son ébattement 56 sols parisis. »
C’est Roger de Gaignères (1642-1715) qui donna 17 cartes de ce jeu à la Bibliothèque Nationale. On peut encore aujourd’hui les admirer dans le Cabinet des Estampes( ancienne BNF
Ces cartes, de fort belle facture, dateraient de la fin du xve siècle et seraient originaires d’Italie du Nord.
Il existe 3 jeux incomplets, peints à la main et réalisés pour les familles Visconti-Sforza. D’une exceptionnelle beauté, ces cartes de grande taille, richement enluminées, nous renvoient l’image d’une société raffinée, aux fêtes élégantes et aux divertissements précieux. L’un de ces trois jeux est conservé à la bibliothèque Beinecke de l’université Yale : ces cartes auraient été conçues par Bonifacio Bembo, artiste de la deuxième moitié du xve siècle, pour Francesco Sforza, devenu de Milan en 1450 par son mariage avec Bianca Maria Visconti. On reconnaît sa devise – qui figure sur les cartes de points et sur certains atouts–, « A bon droyt ». Les autres jeux sont conservés dans les collections de la Pierpont Morgan Library à New York et à l’académie de Carrare, dans la collection de la famille Colleoni de Bergame.
***Insérer une illustration ?
Les tarots de Mantegna
Il s’agit d’une des plus belles et des plus énigmatiques suites d’estampes de la gravure italienne. Bien que ces cartes ne constituent pas un jeu de tarot et ne soient pas l’œuvre de Mantegna, elles ont attiré l’attention de maints érudits. L’ensemble des tarots de Mantegna se compose de quelque 50 estampes numérotées en chiffres romains et arabes, légendées en dialecte proche de ceux de Venise et de Ferrare. Il se divise en cinq séries de 10 gravures, dont les thèmes sont les suivants : la hiérarchie de la société et la condition humaine, les Muses et Apollon, les arts libéraux et les sciences, les principes cosmiques, les sept vertus, les sept planètes et les sphères.
Il n’est pas inutile de citer les personnages de la première série, car ils mettent en évidence l’analogie de ce jeu avec le tarot : le mendiant, le serviteur, l’artisan, le marchand, le gentilhomme, le chevalier, le doge, le roi, l’empereur et le pape. Ce jeu, très moderne dans sa structure, présente l’homme comme indissociable de son environnement ; c’est le microcosme dans le macrocosme, le « connais-toi toi-même » de Socrate pour mieux comprendre l’univers ! Il veut enseigner et transmettre quelque chose aux hommes, et pourquoi pas un parcours initiatique ? On a même rapproché ces tarots du jeu du Gouvernement du Monde inventé par le Pape Pie II et certains cardinaux lorsqu’ils se réunirent à Mantoue en 1459.
Les cartes imprimées
Dès la deuxième moitié du xve siècle, les procédés de fabrication évoluent : l’impression à la planche permet la production des cartes en grande série. En 1444, à Lyon, un certain James du Boys exerce le métier de « tailler de molles de cartes, fayseur de cartes… ». En outre, les cartes sont si répandues dans le peuple que des textes officiels tentent d’en restreindre la pratique. Quelques années plus tard, on commence à utiliser des lames de métal (cuivre), et la production des cartes qui, jusque-là, était le fait d’un artiste créant une pièce unique, se transforme en une véritable industrie dont les grands centres se situent toujours en Italie.
Le jeu de Sola Busca
Les tarots Sola Busca sont ainsi nommés parce qu’un jeu complet et colorié se trouve en la possession de la famille des comtes Sola, à Milan. C’est un tarot à enseignes italiennes, dont les atouts sont figurés par des héros de l’Antiquité classique et biblique. Il se distingue surtout par ses formes lourdes et outrancières, qui furent attribuées à l’école de Ferrare ; il date de la première moitié du xvie siècle.
Le Minchiate
Le Minchiate naît à Florence au début du xvie siècle ; il connaît un essor prodigieux aux xvii et xviiie siècles dans toute l’Italie. C’est un jeu un peu spécial qui comprend 97 cartes : aux 78 cartes traditionnelles, on a ajouté 20 atouts supplémentaires en supprimant le Pape. Figurent aussi la Prudence, les trois vertus théologales (la Foi, l’Espérance et la Charité), les quatre éléments et les douze signes du zodiaque. La Papesse, l’Empereur et l’Impératrice s’appellent respectivement le Grand Duc, l’Empereur d’Occident et l’Empereur d’Orient. Les valets de coupe et de deniers sont des personnages féminins ; quant aux épées, elles apparaissent comme des glaives droits.
Le tarot sicilien
Ce jeu apparaît en Sicile à la fin du xviie siècle, il conserve les 78 cartes traditionnelles en changeant quelques appellations : ainsi le Monde devient Atlas, le Jugement Jupiter, la Papesse Constance ; quant au Diable, il se nomme Navire et la Maison Dieu la Tour. Malgré toutes les recherches des spécialistes, ce tarot reste une énigme.
Le tarot en France
La xylographie puis la typographie autorisent la réalisation de cartes en grande série, mettant les jeux à la portée de tous : les cartiers français introduisent les légendes sur les atouts (sauf sur l’arcane XIII dit Arcane sans Nom) et sur les figures. Leur production envahit toute l’Europe.
À part le jeu de Jean Noblet, conçu et réalisé à Paris au xiie siècle, le plus vieux jeu de tarot de Marseille est réalisé par un maître cartier avignonnais, Jean-Pierre Payen, en 1713 environ. Vers 1760, le privilège d’exonération fiscale réservé aux cartiers avignonnais cesse. C’est ainsi que Marseille devint l’un des plus gros centres de production et qu’en 1760 un maître cartier du nom de Nicolas Conver fit un remarquable jeu : franchise et beauté des couleurs, traits fins et précis. Le bleu y est particulièrement réussi, et l’on ne retrouve plus sa limpidité dans le tarot de Marseille reproduit par la Maison Grimaud, en 1930. Ce jeu fit l’unanimité et devint au xviiie siècle l’outil des devins et des voyants.
Les jeux de tarots à Paris
Trois très beaux jeux, datant du xviie siècle, sont conservés à la Bibliothèque Nationale, au Cabinet des Estampes. Ce sont respectivement le tarot parisien anonyme, le tarot Viéville, et le tarot Noblet.
Le tarot Dodal, quant à lui, a été fabriqué à Lyon par un maître cartier originaire de la ville, Jean Dodal. Il est à rapprocher des trois parisiens car il date de la même époque et constitue un très bel exemple du travail des artisans. Ce jeu fut très certainement destiné à être exporté, comme en témoigne la mention « F. P. LE. TRENGE » (fait pour l’étranger) sur le valet de Bâton. Les maîtres cartiers ont développé leur art dans toute l’Europe.
Le jeu et la société
Si l’on examine les textes et les actes de la pratique judiciaire, civile ou ecclésiastique de cette époque, on s’aperçoit que le jeu est ignoré ou sévèrement réprimé. Héritière de la tradition romaine, où la législation était très sévère envers les joueurs, et imprégnée par la morale chrétienne, qui considère le jeu comme une distraction coupable (le décret de Gratien, au xiie siècle, interdit le jeu aux clercs et voudrait en faire autant pour les laïques), la société médiévale marque une hostilité farouche envers toutes les pratiques ludiques, surtout lorsqu’elles font intervenir le hasard, assimilé au Diable.
Ainsi, pour les autorités civiles, le jeu détourne des activités utiles à l’intérêt général et trouble l’ordre public. Pour les autorités ecclésiastiques, il est générateur de blasphèmes : avarice, jalousie, colère, envie sont le lot commun de tous les joueurs et constituent autant de péchés à expier.
Pourtant le jeu de cartes a connu un succès croissant ; cela s’explique sans doute par le subtil mélange de hasard et de réflexion qu’il nécessite. L’intérêt sans équivoque des élites pour les cartes contribue largement à modifier les mentalités, et l’on en vient même à dire que le jeu est utile : mieux vaut tricher, mentir, se livrer au hasard dans un jeu que dans la vie. Mais puisque le jeu est tout de même une activité en dehors des normes de la société, il faut payer en espèces sonnantes et trébuchantes pour s’y adonner. C’est ainsi que naissent les maisons de jeu, qui sont soumises à une fiscalisation importante. Quant aux maîtres cartiers, ils subissent de fortes impositions et ont l’obligation de faire partie de la Régie des cartes, qui disparaît heureusement – mais bien tardivement – en 1945.
[1] Maître Eckhart « La Joie Errante « , Sagesses éternelles, éditions Rivages, 2004
[2] Gérard Van Rijnberg, Le Tarot, Guy Trédaniel,1975
[3] Moakley Gertrude, « une étude historique et une iconographie : les cartes du tarot peintes par Bonifacio Bembo pour la famille Visconti-Sforza » Hardcover, New York, Public Library, 1966